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Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même, et, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.
MONSIEUR JOURDAIN.Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.
CLÉONTE.Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN.Touchez là, monsieur ; ma fille n’est pas pour vous.
CLÉONTE.Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.Vous n’êtes pont gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.
MADAME JOURDAIN.Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?
MONSIEUR JOURDAIN.Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.
MADAME JOURDAIN.Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?
MONSIEUR JOURDAIN.Voilà pas le coup de langue ?
MADAME JOURDAIN.Et votre père n’étoit-il pas marchand aussi bien que le mien ?
MONSIEUR JOURDAIN.Peste soit de la femme ! elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.
MADAME JOURDAIN.Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux, pour elle, un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.
NICOLE.Cela est vrai : nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne[35] et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.
MONSIEUR JOURDAIN, à Nicole.Taisez-vous, impertinente ; vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je la veux faire marquise.
MADAME JOURDAIN.Marquise ?
MONSIEUR JOURDAIN.Oui, marquise.
MADAME JOURDAIN.Hélas ! Dieu m’en garde !
MONSIEUR JOURDAIN.C’est une chose que j’ai résolue.
MADAME JOURDAIN.C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. S’il falloit qu’elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu’elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu’un du quartier, on ne manqueroit pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, diroit-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de monsieur Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils paient maintenant, peut-être, bien cher en l’autre monde ; et l’on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi.
MONSIEUR JOURDAIN.Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde ; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.
Acte 3, Scène 12. Le Bourgeois gentilhomme, Moliere.
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